« L’entraînement paie toujours… »

Nice,
Les athlètes sont déjà en route pour le départ. 5h15.
Du balcon de la chambre mes yeux s’ouvrent péniblement. Le jour se lève sur une mer sombre, j’entends le doux murmure des galets brassés par les vagues. La baie des anges se réveille à peine. 
Je suis partagé entre un sentiment d’excitation et une légère anxiété. Ai-je bien tout préparé ? Mon corps est-il assez entrainé ? Ne suis-je pas en retard ? En quelques minutes j’avale un petit déjeuner frugal, je termine de m’habiller : Tri-fonction, combinaison pour la natation, bonnet et lunettes à la main, vaseline pour éviter l’irritation, … Maman m’attend déjà dans le couloir. Elle a tenu à m’accompagner au départ, c’est rassurant de sentir sa présence. A ses côtés tout va bien, elle est excitée aussi, ses encouragements me portent jusqu’au départ. 
Plage des Ponchettes. 2000 participants. L’animateur est survolté. Les musiques entrainantes contrastent avec l’heure matinale.
Il faut se faufiler pour se mettre en place. Les athlètes sont regroupés par temps de natation estimé. Je pense mettre 40 minutes pour nager les 1,9 kilomètres en mer, je suis d’un tempérament optimiste, je me glisse dans le groupe des 38 minutes. Pour le départ nous arriverons dans un sas en ligne de huit, un départ toutes les 10 secondes. 
J’ai du mal à décrocher mon regard de la mer. Sa couleur s’éclaircit au fur et à mesure que le jour se lève. Je ressens le mouvement des vagues, la houle créé un mouvement enivrant. La Grande Bleue. J’ai toujours ressenti une attraction forte pour la mer. Ou plutôt pour la plage. Lieu de loisirs, de farniente en famille, d’ébats aquatiques rafraîchissants lors des étés caniculaires de mon enfance. Les gouters aux BN et au Tang pêche – abricot mêlés au gout du sel sur les lèvres. 
Les mots de Romain Gary me reviennent en mémoire: « Je jetai un coup d’oeil dehors et je sus que j’étais arrivé. Je voyais la mer bleue, une plage de galets et des canots de pêcheurs, couchés sur le côté. Je regardais la mer. Quelque chose se passa en moi. Je ne sais quoi : une paix illimitée, l’impression d’être rendu. La mer a toujours été pour moi, depuis, une humble mais suffisante métaphysique. Je ne sais pas parler de la mer. Tout ce que je sais c’est qu’elle me débarrasse soudain de toutes mes obligations. Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux ».
Bip, bip, biiiiip. Le signal me sort de mes pensées. C’est parti. Passer la première vague et voguent les triathlètes. Ça bouge, ça tangue. La houle est présente ce matin. Mon corps se met en route, les mouvements de crawl s’enchaînent. Trouver son chemin. Les bouées rouges à l’horizon. Je vois mal. Mes lunettes sont pleines de buées, je les enlève et les remets, je n’y vois pas mieux. J’aurais dû les changer. Je nage presque à l’aveugle. Après quelques minutes le soleil se lève coté gauche et me fait un clin d’oeil éclatant. Je distingue à peine les nageurs devant, mais je suis le mouvement. Je fais confiance. Je prends mon rythme. Après le passage de la première bouée, passage toujours délicat car les athlètes se regroupent et il faut jouer des coudes pour se frayer un chemin, je ne ressens aucune gène, aucune fatigue. Je suis bien. La combinaison Néoprène m’assure une bonne flottabilité, mes mouvements tant travaillés en piscine s’enchaînent sans forcer, sans réfléchir, la température de l’eau est idéale. Les vagues facilitent le retour vers la plage. Le son de « Freed from desire » arrive à mes oreilles, l’arrivée est proche. Passée la dernière vague un bénévole dans l’eau à mi-cuisse m’attrape pour m’aider à sortir. 36 minutes.
Et c’est parti pour la première transition. Je cours vers le parc à vélo, j’essaie d’enlever ma combinaison pendant la course mais ce n’est pas chose facile. J’attends d’être arrivé à mon sac pour enlever ma seconde peau. Tout a été préparé la veille. Casque, gants,  lunettes, chaussures, le vélo m’attend. J’avale une banane, je me rince avec de l’eau claire, m’équipe et c’est parti. Le vélo dans une main et les chaussures dans l’autre je cours vers la sortie du parc. C’est interminable. Le parc doit faire 500m de long. Tout le monde s’affaire, court, essaie de gagner quelques secondes. Enfin je passe la ligne, enfile mes chaussures, enfourche mon vélo et c’est parti. La promenade des Anglais défile rapidement. L’allure est rapide. Sortis de Nice nous commençons déjà à monter. Dès le début de la course les Alpes apparaissent au loin, sommets enneigés, le parcours s’annonce pleine nature. Le rythme reste soutenu pendant la première heure. Alternance de villages, de côtes et de paysages sur la vallée. Nous prenons de la hauteur. Beaucoup de coureurs me dépassent. Je vois leur prénom sur leur dossard, et je distingue le drapeau de leur pays d’origine. Beaucoup d’étrangers. Je me rends compte que je suis nul en drapeau… Il y en a plusieurs en rouge-vert-blanc, soit à l’horizontal soit à la verticale. L’Italie c’est lequel ? La Croix rouge sur fond blanc et la Croix blanche sur fond rouge… J’ai un doute pour la Suisse…
Au bout d’une heure mes cuisses sont déjà bien congestionnées par l’effort, nous commençons l’ascension du Col de Vence. 9 km pour arriver à 1000m d’altitude. Nous quittons la civilisation pour entrer dans un panorama naturel à couper le souffle. Les montagnes, aucune construction, un ciel bleu parsemé de quelques nuages bas, la Méditerranée au loin. J’ai bien fait de m’inscrire. Chaque kilomètre précédant l’arrivée au sommet est annoncé avec le pourcentage de la pente. 6%, 7%. Ça grimpe. Je n’ai aucune info sur ma fréquence cardiaque, j’ai oublié ma ceinture cardio. Il fallait bien oublier quelque chose. Je me fie à mon capteur de puissance. Monter entre 200 et 230 watts. Les kilomètres s’enchainent lentement. Parfois je lève la tête et j’aperçois beaucoup plus haut les coureurs qui sont à plusieurs virages devant moi. Le sommet s’annonce encore loin. Personne ne parle. Les visages sont tirés. Ma respiration s’accélère. Je ressens mes cuisses puissantes, je garde mon rythme. Toutes les quinze minutes je m’alimente. J’alterne les barres et les gels, je bois. Je sais que c’est là une des clés du succès. Même si je n’en ai pas envie je me force car les glucides sont le carburant de l’athlète.  Guillaume mon coach nous l’a assez répété.
Enfin l’arrivée en haut du col. Ravitaillement. J’attrape une bouteille d’eau au passage sans m’arrêter, Je bois de l’eau fraiche en roulant. Je pensais enfin redescendre mais la route continue en virage sinueux, ce n’est pas fini. Alternance de légères descentes et de remontées douces avant le village de Coursegoules et là ça monte encore. Qui dit village perché annonce la couleur. L’odeur des jasmins atténue la difficulté de l’effort, les effluves enivrantes colorent la course dans une ambiance Côte d’Azur. 
Et commence la descente. Il faut remonter la moyenne. On a dû faire un peu plus de 40 kilomètres, déjà deux heures sur le vélo. Si je veux faire mon tour en moins de 3h30 il ne va pas falloir traîner pour boucler les 90 kilomètres. Les virages s’enchainent sur une route étroite, à flanc de montagne. Je prends de la vitesse. Chacun respecte des distances sécurisantes. Je prends un réel plaisir à enchainer les virages, tantôt penchés à droite, puis à gauche. Suivre le mouvement du tournant le genoux orienté vers l’intérieur du virage. Anticiper les boucles, freiner ou pas en fonction de l’instinct. Parfois le compteur se rapproche des 60 km/h. Je relance à chaque sortie de virage, parfois en danseuse. Dès que je peux je sors la tête du guidon pour m’imprégner du paysage. Azur. Les montagnes sont partout. Des sommets, des collines, la trace de l’homme est presque invisible. Et parfois la Grande Bleue apparait au détour d’un virage. Je suis sur la Côte d’Azur.
La température augmente, nous devons nous rapprocher du retour. Je reconnais le parcours. Je ressens mes épaules contractées et ma nuque tendue après ces kilomètres de descente. Le rythme reprend soutenu sur le plat. 30-35km/h. Garder la distance avec les autres coureurs. 12m. C’est réglementaire. Avec un Nicolas nous nous doublons mutuellement. Un coup lui un coup moi. C’est stimulant. Lorsque je le dépasse il me fait un clin d’oeil, je sais qu’il va passer devant à son tour. On joue le jeu jusqu’à la promenade des Anglais. Les supporters sont réveillés, présents et en forme. Les « Allez papa ! » résonnent le long de cette avenue mythique, c’est vrai aujourd’hui c’est la fête des pères. Je ressens la présence du mien. Fortement. Il serait fier de mon parcours vélo aujourd’hui. 3h17 pour boucler 90 km, avec 1400m de dénivelé. Du plus loin que je me souvienne mon père fait du vélo. Des sorties, des rallyes, des semaines fédérales et des courses légendaires comme Paris-Roubaix, Paris-Brest-Paris, Paris-Nice, … En cyclotourisme, il a parcouru les routes de France, des années 70 avec ses cuissards en coton et le paquet de Gitane sans filtre dans la sacoche jusqu’au années 2010 avec vélo en carbone, casque, et alimentation adaptée. Tous les étés son corps était marqué par les traces de bronzage du coureur. Reviennent à ma mémoire ses retours le dimanche à l’heure de l’apéro et l’odeur du pastis après la douche.
Transition 2. Ranger le vélo, échanger le casque contre une casquette, les chaussures de vélo contre celles de course, placer le dossard devant, c’est réglementaire, et je m’élance pour le semi-marathon. Partie névralgique de l’épreuve pour moi. J’appréhende. C’est la partie la plus difficile physiquement. Courir sans s’arrêter pendant 21 kilomètres. Lancinant. L’effort va rester intense et long, sans changement de rythme, à part un demi tour tous les cinq kilomètres. Si je veux faire ce parcours en moins de deux heures il faut tenir la cadence entre 11 et 12 km/h. C’est le maximum de ma capacité. Je ne l’ai jamais fait. Mais je me suis entrainé pour. Je me lance et j’apprécie de courir, je commençais à avoir mal aux fesses après plus de 3h sur le vélo. Mes cuisses sont dures comme du béton, je sais qu’il va falloir au moins quinze minutes d’adaptation pour que mon corps s’adapte à ce nouvel effort.Je suis dans la bonne cadence, je ne me sens pas trop mal. A Vendôme il y a quelques semaines je me sentais oppressé et presque en manque d’oxygène pendant toute la course, aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir les poumons plus gros. Je surveille ma cadence sur ma montre régulièrement. Ça tient. Je bois toutes les 10 minutes, j’ai une gourde avec ma potion magique : jus de raisin, eau, sel. A chaque ravitaillement je m’asperge d’eau, je bois en attrapant un gobelet et sans m’arrêter, j’ai trop peur de ne plus pouvoir repartir si je m’arrête. La promenade des Anglais. Bordée d’immeubles et de palaces Belle Epoque, plus beaux les uns que les autres. Le faste de la Côte d’Azur. Le vert des palmiers contraste avec le bleu de la mer. Je n’ai jamais vu une mer si bleue. Azur, curaçao, turquoise, … Les adjectifs me manquent pour décrire toutes les nuances qui s’offrent à mes yeux. Nous longeons ensuite l’aéroport, c’est moins sexy. Le soleil commence à être fort, le goudron chauffe. Demi-tour. 5 kilomètres de faits. Comme les autres je cours en frôlant le grillage des pistes qui nous apporte un peu d’ombre. J’entends « Allez Vincent ! ». Florence. On se croise. Elle est rayonnante. Ça me fait plaisir de la voir. On s’encourage. Pour une fois elle est derrière moi ? C’est une compétitrice chevronnée. Un modèle pour moi depuis que je la connais. Déterminée, organisée, acharnée. Elle aime gagner, elle ne lâche rien. Le destin nous entraine sur des courses communes. Je sais qu’elle prépare un full distance pour juillet. C’est une Ironwoman. Aujourd’hui c’est un half. Elle s’échauffe.
La promenade des Anglais me ramène au départ, mais ce n’est pas fini, il faut refaire un tour. Mentalement c’est dur. J’ai envie de marcher. Arrêter l’effort. Stop. Assez. Je regarde à gauche : La baie des Anges. Je regarde le ciel : bleu Azur. Les énergies de mes amis et parents perdus m’insufflent de nouvelles forces. La cadence est un peu à la baisse mais je tiens le rythme malgré tout. Je me bats avec cette petite voix intérieure qui m’incite à la paresse. Aller au bout, en courant, coûte que coûte. J’écoute mon corps : pour une fois je n’ai pas mal. Pas de douleur, pas de crampe, je suis juste fatigué. A nouveau l’aéroport. De l’ombre. Il reste 5 kilomètres. J’avale un dernier gel. Ça m’écoeure mais c’est nécessaire. Je vois un gars en noir devant moi. Je ne vais pas le lâcher. J’essaie de suivre son rythme, un peu plus soutenu que le mien. Je tiens sur 1 kilomètre puis je vois que je décroche petit à petit. C’est trop rapide pour moi. Je retrouve un rythme plus adapté, en essayant de ne pas trop ralentir. Je veux passer le chrono course à pieds en 1h50, 1h55 max. Ce serait un exploit pour moi. Un autre coureur se rapproche, se met à ma hauteur. Il me demande combien de kilomètres encore. Il en reste un peu plus de deux. Je m’accroche à lui. Il est fatigué lui aussi mais déterminé à aller au bout. On se motive, on s’encourage. Allez, on y est presque. Il s’appelle Martin. C’est son premier Ironman 70.3. Nos énergies se mêlent et je retrouve un nouvel élan. Les basses de la sono commencent à annoncer l’arrivée. Les supporters sur le bord de la chaussée scandent des « Allez Vincent » ! » Allez Martin ! », nos prénoms affichés sur nos dossards rendent la course de plus en plus familière. 400m. Le tapis rouge. L’arche d’arrivée en vue. Le volume de la musique augmente. « Allez Chéri ! » une voix que je connais bien. Magali est là, comme toujours. Le son de sa voix me propulse sur les derniers mètres. J’accélère. Le corps a des ressources insoupçonnées. 1h49 !
Total 5h59. Ironman Nice 70.3 : Finisher.